Un déclic et la carte magnétique déverrouilla la serrure, ouvrant en grand sur sa chambre. Venant lança son sac à dos sur le lit et remonta le store. Quelle tristesse ! Le défilé ininterrompu des voitures sur le boulevard, les enseignes lumineuses, les entrepôts, la nature saccagée. L’existence qu’il avait toujours désiré fuir… Abattue, tronçonnée à hauteur d’homme, une souche agonisait dans l’herbe, les racines à l’air. Un figuier, qui portait encore les blessures des dents du tractopelle. Il pensa à son frère. Sept ans déjà. Il était revenu pour enterrer Eugène dans le petit cimetière familial. Aujourd’hui, c’était pour une tout autre raison qu’il réapparaissait. Prielle ! Il l’imaginait à cette heure, virevoltant autour de sa mère, lui refaisant le film de son expédition aux Hébrides intérieures. Tu ne peux pas imaginer, maman, comme c’est beau. J’ai vécu deux semaines au Paradis. Mon seul regret est de ne pas avoir vu de baleines de Minke mais j’ai observé des requins pèlerins, j’ai fait des croquis des loutres de mer, des macareux moines… L’ambiance était merveilleuse sur le bateau. Une vraie famille. Je crois que j’ai rencontré l’âme sœur… Il s’appelle Venant et… Merveilleuse oui ! Merveilleuse Prielle, sa pétulante et sportive nantaise, à qui il avait fait une grande promesse et un petit mensonge. Peut-être viendrait-elle le rejoindre dans la Vienne, si la situation le permettait… Ses parents n’étaient pas prévenus. Il comptait sur l’effet de surprise. Il improvisait. Une chose était sûre, il avait trop besoin d’argent pour laisser filer l’occasion.  Le lendemain, il quitta l’hôtel en fin de matinée. Il avait un Blablacar jusqu’à Neuville-de-Poitou puis il prit un taxi pour Vouzailles. Il se retrouva devant la longue allée de cyprès qui menait à la propriété familiale. Rien n’avait changé. A chaque pas, il lui semblait marcher vers le passé, replonger dans la souffrance et la colère. Pourquoi ses parents ne l’avaient-ils jamais aimé ? Pourquoi l’avaient-ils rejeté à la mort d’Eugène ? Eugène, son aîné de quinze ans. Le fils parfait, l’enfant modèle. Celui qui aurait dû rester le seul et l’unique. Il avait fait de belles études à Poitiers, fac de droit, puis naturellement était devenu clerc d’huissier à Mirebeau. Onze kilomètres, onze minutes de trajet quotidien pour regagner le nid douillet que lui avaient confectionné ses parents. Trente années passées à sculpter dans le marbre la renommée des Meschin au nom de la tradition familiale. Il faisait la fierté de la parentèle tandis que son cadet, en jeune révolté, menait une vie de bâton de chaise, acceptant les pires gagne-pains dans des ports du bout du monde et sur des rafiots miteux.  Alors que faisait-il, l’héritier, sur l’autoroute A75, le jour où il avait percuté un pont, peu avant Pézenas ? Où allait-il si loin de sa race ? Que fuyait-il ? Pris de vertiges, Venant s’assit au bord du fossé, dans l’herbe. Au-dessus de lui, les trognes dressaient leurs énormes têtes ébouriffées de démons. Était-il vraiment prêt à replonger dans le cauchemar de son enfance ? A quel âge avait-il pris conscience d’être mal-aimé, rejeté par ses géniteurs, méprisé par son aîné ? Déjà enfant, il vivait dans l’intuition de ne pas appartenir à leur lignée. Il avait toujours été celui que l’on n’attend pas. Venant. Tout-venant. Mal venu. L’arrière-faix tardif de la seule vraie mise bas de Jeanine Meschin. Avec le mépris étaient venues les brimades et les humiliations. Le jour de ses dix-huit ans, lorsqu’il prit son sac à dos, ce fut une délivrance. Il refermait derrière lui la porte de la prison, quittait la terre des ancêtres, cette terre lourde qui pourrissait tout, les rêves, les sentiments, la jeunesse.  Il avait atterri à la Rochelle, squattant chez des étudiants qui bricolaient un fanzine sur les Francofolies, puis vivant dans la rue jusqu’à ce qu’un embarquement s’offre à lui. Les Canaries. Les Antilles. Puis La Réunion, l’Australie. Les îles n’étaient que des escales. Sa vraie patrie était l’océan. Derrière les ramures, avec leurs sinistres lucarnes meunières, apparaissaient les toitures du Verger. Encore quelques pas et il serait arrivé. Qu’allait-il pouvoir leur dire après toutes ces années ?  Le seul lien qu’il avait maintenu avec eux était si ténu. Tous les mois il envoyait une carte postale avec ces mots :  Je suis heureux ! En dix ans, il n’avait reçu d’eux qu’un seul courrier. Une lettre de sa mère envoyée six mois plus tôt. Elle lui annonçait que son père était gravement malade et qu’il regretterait toute sa vie de les avoir abandonnés. Fin août, de retour d’une navigation de deux semaines, il prenait la décision d’aller voir ses parents, après avoir promis à Prielle de revenir pour l’épouser. Ils venaient de se rencontrer sur Yggdrasil, l’ovni 455 dont il était chef de bord. La jeune femme, écovolontaire pour une mission d’observation et d’étude de la faune, avait découvert la beauté des Îles Hébrides. Skye, Rùm, Mull, les lochs, les falaises, les landes et l’amour. Jamais au cours de sa vie Venant n’avait eu besoin de mentir. En la quittant, pourtant, à la gare routière de Nantes, il n’avait pas eu le courage de lui avouer que ce n’était pas pour leur annoncer la bonne nouvelle qu’il allait voir ses parents. Mais pour Le Tombeau. Sur la troisième marche du perron, il entendit la porte s’ouvrir et sa mère apparut. Son regard de haine le transperça. Il la vit prête à mordre, mais elle se recroquevilla et lui fit signe d’entrer. En passant à côté d’elle, il murmura son bonjour qu’elle prolongea d’un écho. Dans le hall, enfin, elle rompit le silence. Toute son enfance remontait dans un relent de dégoût. « Ton père t’attendait. » Avant que le silence retombe comme un suaire sur le fils et sa mère, Venant imposa sa voix. « Comment va-t-il ? - Résigné, il attend la mort. Nous irons lui rendre visite demain… - Il n’est pas ici ? - Non… Viens, tu vas t’installer dans l’Etude. La maison est à moitié abandonnée. Ce n’est plus comme avant. » Ils traversèrent les immenses salles du rez-de-chaussée, sombres, ensevelies sous la poussière, et arrivèrent dans une cour intérieure donnant sur des bâtiments qui n’existaient pas autrefois. Sous une vigne vierge aux teintes flamboyantes se cachait l’Etude.   « Tu as l’air fatigué. Repose-toi. Je t’appellerai pour le dîner… » Ce fut tout. Les retrouvailles étaient scellées. Il appela Prielle. Son euphorie au téléphone était contagieuse et sa voix enjouée résonna longtemps dans le logement lugubre où sa mère l’avait relégué. Le soir, elle vint le chercher et ils dinèrent en tête-à-tête dans le salon, au milieu des ombres. Le lendemain, il se réveilla tard. Jeanine Meschin lisait dans la cuisine. « A quelle heure irons-nous voir papa ? - Il est trop tard pour appeler un taxi. Il fallait se lever… Nous irons après le déjeuner.   - Si tu veux… Je pourrais brancher mon portable ? Les prises électriques ne fonctionnent pas dans l’Etude… il n’y a pas d’eau non plus… » Sa mère fit un signe de la main pour indiquer la prise. « Il n’y a plus que des souvenirs ici. Tu n’as pas oublié notre petit cimetière familial ? - Non bien sûr. - Le figuier de ton frère est magnifique. Tu sais, Eugène parlait souvent de toi. Tu lui as manqué.» Venant mit son téléphone à charger et se tourna vers sa mère : « L’Etude, c’était le studio où il vivait ? - Ses appartements ! Il pouvait travailler et recevoir au calme. Ton frère était comme un coq en pâte ici. Il préférait son confort moderne à toutes les vieilleries dont nous nous sommes entourés. - Rien n’a changé. Tout est comme dans mes souvenirs. Il y avait un tableau qui me faisait peur… - La peinture d’Estèphe Arkadas sûrement...  - Peut-être. Elle est toujours là ? - Pourquoi ? Tu veux acheter Le Tombeau ? Il n’est pas dans tes moyens. Son atelier a brûlé récemment, avec toutes ses œuvres. Tu n’en as pas entendu parler ? Sa côte a dû faire un bond ! - Si… vaguement. Il était venu ici ? - Il a fait plusieurs séjours au Verger. Il adorait notre cimetière. Il n’a peint que les tombes. Il était toujours le bienvenu chez nous, jusqu’au jour où ton père a dû le mettre à la porte. Il a souvent raconté cette histoire… - Je n’en ai aucun souvenir. - Arkadas était fasciné par nos tombes. Il y passait des journées entières, reproduisant chaque pierre, cherchant à comprendre comment les racines rampaient jusqu’à la jointure, l’interstice, et plongeaient au cœur du minéral, avides de matières organiques. Jamais il n’avait vu cela ailleurs. Des arbres plantés sur des tombes, faisant corps avec les morts. Les peindre était devenu son obsession. Au début, nous étions fiers qu’un artiste renommé vienne sur la propriété mais, dans les derniers temps, son comportement était étrange. Sa dernière œuvre peinte ici fut une abomination. Nous aurions dû la prendre pour la brûler mais il est reparti avec cette toile abjecte. Il avait représenté un de nos morts hors de sa tombe, grimpant, comme une horrible araignée décharnée, le long de son arbre tutélaire. Le plaqueminier d’un grand-oncle de ton père. Lorsque je l’ai vue, j’ai hurlé et ton père, saisi d’un doute, est allé voir. A son retour, furieux, il l’a jeté dehors avec tout son matériel. Le dément avait fracturé la tombe et sorti tout ce qu’il y avait trouvé pour le clouer à l’arbre. - C’est… Le Tombeau ? - Mon Dieu, non ! Comment peux-tu dire de telles obscénités ! Jamais nous n’aurions gardé cette ordure. Quand il est parti, nous avons débarrassé la chambre qu’il nous louait, il avait laissé Le Tombeau. C’est un magnifique tableau rendant hommage à notre famille, avec un plaqueminier du siècle dernier. Nous l’avons gardé. Malheureusement… » Son livre glissa à terre. Ses mains tremblaient. Son regard vide fixait son fils sans le voir, tel un fantôme. « C’était l’année de ta naissance. Ce tableau n’apporte que du malheur. - Je peux le voir ? questionna Venant sans parvenir à masquer son trouble. - Il est dans le cabinet de ton père. On n’y entre pas sans sa permission. » Après le déjeuner, Venant descendit rendre visite à son frère. Il longea la serre où l’on gardait les arbres en nourrice et atteignit la grille en fer. Tel un roi, le figuier régnait au milieu de ses sujets. Il avait épaissi. Il enserrait maintenant la tombe et, comme tous ses aînés, plongeait profondément ses racines dans la terre des morts. Le lieu était désolé, silencieux et Venant fut assailli par son hostilité pour le vivant. Comme il remontait vers la maison, il vit bouger le rideau de la cuisine. Elle le surveillait. Il gagna directement l’Etude, épuisé, submergé par le désespoir. Cette maison, l’atmosphère dans laquelle elle baignait, cette vieille femme qu’il n’appellerait jamais maman, cette peinture pour laquelle il était venu, tout lui donnait la nausée. Jamais il ne reverrait son père. Il était sûrement mort, attendant son arbre ! Demain il se lèverait tôt, récupèrerait le tableau et oublierait cette famille qui n’avait jamais été la sienne, coupant enfin les dernières amarres. En fouillant un peu, il retrouva des souvenirs de son frère. Des photos de tombes, d’épitaphes, des brouillons d’arbres généalogiques, des archives de la famille. Sur des calepins, il avait établi des listes de noms de femmes avec leur pedigree – des détails très intimes - comme s’il cherchait à trouver la meilleure pouliche, celle qui donnerait un héritier. Son frère était un malade. Il avait passé son adolescence à le faire souffrir et, ayant perdu son cobaye, s’était rabattu sur les filles du village. Venant comprenait mieux pourquoi l’Etude était si isolée du reste de la maison. Cela se faisait avec la complicité des parents. Une seule fenêtre entravée de volets métalliques, des verrous à l’entrée. Pourquoi était-il revenu ? Cette bâtisse se refermait sur lui comme un piège.   Dans un tiroir escamoté, il découvrit une liasse de cartes postales, entourée d’un ruban noir. Eugène avait conservé toutes les cartes qu’il lui avait envoyées. Escale après escale, année après année, il voyait sa vie défiler devant lui. Pas une fois il n’avait oublié de troubler leur quiétude. Sauf à sa dernière mission quand la passion l’avait emporté sur la vengeance. Prielle ! Il avait besoin d’entendre sa voix, de retrouver goût à la vie. Son portable ! Il était resté dans la cuisine. Il regarda sa montre. Quinze heures ! Dès qu’elle l’entendit approcher, Jeanine Meschin prit les devants : « Ton père est trop fatigué. Pas de visites aujourd’hui. Demain peut-être. » Excédé, Venant fit tomber le masque, bien décidé à soutirer la vérité à la vieille. « Arrête de mentir ! Où est-il ? Donne-moi mon téléphone, je vais appeler l’hôpital… » Tremblant, visiblement secouée, elle lui tendit le téléphone qui lui échappa et se fracassa sur le carrelage. « Merde ! Tu le fais exprès ? Il est foutu ! Ça suffit maintenant, dis-moi la vérité : mon père est mort, c’est ça ? - Non ! Il est en haut dans son bureau mais ne va pas le voir. Je t’en supplie ! On a installé un interphone, appelle-le si tu veux… » Au bout de quelques secondes, Venant perçut un souffle dans le combiné. « Papa ? C’est Venant. Je suis à la maison. Je peux monter te voir ? - Mon fils… Je… suis… content… Tu es… là… La… maison… est… à toi… Le berceau… de notre… nom… - Je suis venu te voir… - Je… veux… un néflier… Tu entends ? C’est notre tradition… tu mangeras… ses fruits… Mon cher petit… Eugène… je te retrouve… » Furieux, Venant jeta l’interphone et s’engouffra dans l’escalier, bousculant la vieille femme qui essayait de lui barrer le passage. A l’étage, toutes les pièces étaient fermées, sans clef sur la serrure. D’un coup de pied, il fractura la porte du bureau où ne filtrait qu’un voile de lumière. Il aperçut une forme avachie dans un fauteuil puis un visage. Un visage ! Les yeux disparaissaient sous des amas de peau. On distinguait une oreille accrochée à un bourrelet, surmontée d’une mèche de cheveux et la plaie des lèvres entrouverte sur un chaos de dents… « Qui… est… là ? Eu… gène ? » Venant contourna le fauteuil et décrocha Le Tombeau. « Prends-le ! Emporte cette abomination loin d’ici, hurla la voix de Jeanine Meschin qui l’avait suivi. Laisse ton père mourir en paix ! Il voit à peine, il n’entend plus. Je dois mettre un voile pour le nourrir. La dysplasie fibreuse déforme tous les os de son crâne. Tu comprends ? Cette maison meurt… Qui va s’occuper de nos morts et de leurs arbres lorsque nous ne serons plus là ? » Venant était redescendu et regagnait l’Etude pour rassembler ses affaires et partir. « Reste. Nous allons tout faire pour que tu sois bien. Toute la maison sera à toi. Tu ne sais pas l’Enfer que ton frère nous a fait vivre. Il voulait nous abandonner, abattre les arbres, détruire notre cimetière. Tes cartes l’avaient rendu fou... Il voulait te rejoindre ! » La vieille criait derrière la porte qu’elle avait refermée. « Mais tu es revenu. Il ne sera plus seul maintenant. Une question de jours… J’ai gardé un noisetier sauvage pour toi. » Il se rua vers la porte en entendant le claquement des verrous.

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