I
D. Salmond D. a le plaisir de vous inviter à la soirée expo exceptionnelle qu'il organise à la galerie 9 Boulevard J. Ray, aujourd'hui, à partir de 21 heures.

A quel moment lui avait-on remis ce carton ? Il n'en avait aucun souvenir. Qui aurait pu le lui glisser dans la poche ? Se trouvait-il encore des personnes pour se permettre une telle familiarité avec lui ?
Le 9 était sur son chemin. La journée avait été paisible et les cris s'étaient calmés.
Il écarta les pans de la pèlerine pour glisser le carton dans une poche de son manteau.
Sa décision était prise. Advienne que pourra !
Il chercha une devanture de magasin et observa attentivement son reflet dans la glace. Satisfait, il passa sa main sur son crâne parfaitement rasé et renfila ses gants. Sa silhouette était celle d'un parfait anonyme.
Sa capuche retomba sur son visage et l'embout ferré de sa canne épée claqua sur les pavés. Depuis toujours, cet accessoire désuet faisait partie de sa panoplie, dès qu'il mettait un pied hors du bureau.
Baignant dans la pénombre cyanosée des lampadaires dignes d'un décor victorien, ces rues pavées, hantées jour et nuit de silhouettes fantomiques, avaient le don de le replonger dans la nostalgie de ses premiers émois artistiques.
Le crâne du pommeau de sa canne bien en main, il se sentait prêt à affronter ses démons.
ààà
Devant le numéro 9 du Boulevard J. Ray, les questions l'assaillirent. Le doute subitement l'empêchait d'appuyer sur la sonnette. C'était une vague impression de déjà vu qui le mettait mal à l'aise. Il montait les étages, arrivait devant le palier, se débarrassait auprès du domestique et allait se mêler aux curieux venus voir l'oeuvre.
Ce devait être une erreur. Il n'avait rien à faire ici !
En relisant l'invitation, il comprit à la dernière ligne, Venez accompagné(e), que Salmond n'aurait pas l'honneur de le voir ce soir.
Il rentrerait tranquillement chez lui sans faire de mauvaise rencontre et se coucherait tôt pour une bonne nuit d'oubli. Le soir, en sortant du travail, lui venaient souvent de drôles d'idées auxquelles il avait la force de ne pas succomber. La routine devait rester sa voie.
Il allait faire demi-tour quand il sentit une pression sur son épaule.
Voulez-vous m'accompagner ? Je suis seul aussi.
Derrière lui se tenait un homme de haute stature, avec une très longue barbe bleue tressée et de petits yeux vitreux.
A cet instant, la porte s'ouvrit.
Profitons-en. Faisons comme chez nous.
Il monta, poussé par la curiosité, suivant l'homme comme son ombre. Quand ils arrivèrent à l'étage, une jeune femme les fit entrer et prit leurs vêtements en leur souhaitant une bonne soirée. Le colosse barbu n'avait pas l'intention de l'escorter au-delà et il s'éloigna sans lui accorder un regard.
La salle de réception était immense, bruissante de dizaines de conversations. Il ne reconnaissait personne. Personne ne s'approcha de lui pour le saluer.
Il se fraya un passage parmi les invités jusqu'au fond de la pièce où une tenture dissimulait une issue.
Par ici. L'oeuvre est dans le salon rouge.
Une guide entraînait à sa suite un petit groupe de visiteurs.
Avec eux, il traversa un long couloir étroit. Des halètements sortant des cloisons créaient une lugubre atmosphère de pacotille.
Ne faites pas attention aux images. Ce sont des petits snuffs réalisés pour le grand public. Sans aucun intérêt plastique.
Il jeta un regard aux murs percés d'écrans, le temps d'apercevoir des choses abjectes exhibées comme des marchandises sur l'étalage d'un boucher.
Tout le monde traversa l'installation au pas de charge, sans y accorder le moindre intérêt, hormis un petit homme, nauséeux, qui s'était mis à tituber. Faisant volteface, le vieillard se rua sur lui, l'air hagard et il dut s'écarter pour ne pas renverser ce débris, sanglé dans son blazer à rayures.
Des gouttes de sueur coulaient de son front. Sa fréquence cardiaque s'emballait.
Il allait revoir le tableau. En ville tout le monde ne parlait que de ça.
Il entra dans le salon rouge. Elle était là... Sous bonne garde !
Le cadre avait été changé. Epais, d'aspect rugueux, il imitait assez fidèlement celui d'origine. L'éclairage n'était pas bon. Trop intense, la lumière ne laissait aucune échappatoire aux ombres.
Comme il s'approchait, la guide monta sur un escabeau pour commenter l'oeuvre. Que savait-elle ?
La voici ! La ville et ses phanères. Admirez-en les dimensions. Elle monte à quinze mètres pour une largeur de deux mètres cinquante. Cette peinture est la dernière de l'artiste. Très différente de ses autres productions, elle est considérée par les spécialistes comme une synthèse de son oeuvre. Le support est une toile de lin enduite d'un hydrolysat alcalin non neutralisé.
Elle fit une pause. Ses lèvres tremblaient.
Monsieur Salmond... a préféré... présenter l'oeuvre dans... une cage de verre. Un dispositif spécial d'éclairage a été mis au point à l'intérieur de la cage... il permet de mettre en valeur tous les détails... Vous remarquerez comme l'atmosphère bleutée dans laquelle la ville est plongée contraste avec le feu du ciel.
Le visage de la guide se déformait. Des taches noircissaient sa peau par endroits. Elle parlait, pourtant aucun son ne sortait de sa bouche. Elle se mit à vaciller comme si elle allait tomber de son estrade. Il voulut lui porter secours mais ses jambes étaient devenues molles et il s'affaissa sur le sol. Il se traîna jusqu'au mur où il s'appuya en grelottant.
Il était plongé dans le noir et n'entendait plus que les cris qui déchiraient son crâne.
Une crise aiguë !
Il fouilla dans ses poches à la recherche d'un petit flacon dont il fit couler en tremblant quelques gouttes sur sa langue.
Il attendit en haletant que la lumière revienne.
A travers des flashes, il percevait une haie de dos d'où émergeaient les premiers balcons de la ville.
Le tableau semblait sortir de cet indistinct amas humain. Ses hauts murs dressaient leurs façades percées de fenêtres jusqu'à l'horizon de toits crépusculaires.
Derrière la cage de verre qui protégeait l'oeuvre et les visiteurs, le mur nu sur lequel était accrochée la toile avait un aspect répugnant. Des taches sombres recouvraient l'enduit blanc que des plaies béantes éventraient par endroit, laissant suinter des vomissures de plâtre liquide. La contagion avait gagné tout le mur où était accrochée l'oeuvre.
Les visiteurs ne paraissaient pas y prêter attention, absorbés dans la contemplation du tableau.
La guide continuait ses explications en commentant les étages supérieurs.
... une rangée de balcons avec de riches encadrements de fenêtre...
Vous entendez ces voix ?
Qui avait parlé ?
Des visages se tournèrent vers lui.
Personne n'entendait le vacarme assourdissant que faisaient ces femmes derrière les fenêtres des immeubles.
Les dos oscillaient de gauche à droite.
Le plafond se délitait, dégringolait, emportait dans sa chute le lustre, le tableau, sa cour d'admirateurs, avec toutes les décorations du salon rouge.
Noir.
Splendide syndrome de Stendhal. Je rêve de connaître cette ivresse.
Tu parles ! Il est saoul.
Quelqu'un l'a invité ?
Est-ce que quelqu'un le connaît ?
On dirait qu'il reprend connaissance.
Il se releva, chercha à agripper quelques bras au passage.
Il ne faut pas rester ici. Venez. Vous allez prendre l'air.
On lui fit retraverser les salles, on lui jeta ses vêtements sur les épaules.
Il se retrouva sur le trottoir. C'était la nuit. Les façades étaient constellées d'étoiles derrière lesquelles vivaient des centaines d'âmes.
En sursaut il se redressa.
Il était dans son lit. C'était encore un cauchemar.

                                                                                                      II
Cette fille était introuvable !
Il avait acquis la certitude qu'elle était la clef du problème. C'était elle qui distribuait les cartons d'invitation à la sortie des bureaux.
Depuis, elle n'existait plus, elle s'était littéralement volatilisée.
Demain tu pourrais disparaître, personne ne s'en rendrait compte.
C'était la pause. Il râtissait son carré de jardin zen en compagnie d'un collègue.
Peux-tu distinguer le sillon que tu viens de tracer des précédents ? Combien de sillons as-tu en mémoire ? Ce qui importe, c'est la direction générale, le motif principal. Cette fille n'a été qu'un sillon que le destin a tracé sur ton chemin. Demande-toi quelle était votre direction commune. Regarde loin. Vois le motif.
Je trace toujours le même sillon chaque jour. Je ne risque pas de me tromper. Elle doit bien être quelque part !
A quoi bon chercher ? Tout sera effacé demain !
Il était temps de reprendre le boulot. Râtisser son carré de jardin zen était l'activité la plus déprimante qu'il connaisse !
Il travailla toute l'après-midi sans interruption. Il pouvait être satisfait. Il n'avait pas ménagé ses efforts.
Avant de partir, il se sentit attiré vers le petit jardin zen où râtissait son collègue. Il lui fit un signe et l'autre lâcha son râteau et accourut. En collant les lèvres, il crachotta à son oreille :
Tu devrais aller jeter un oeil chez F.
Comment n'y avait-il pas songé ?
Une fille comme elle était forcément chez F. Un modèle ou une étudiante aux Beaux-Arts.
Le vieux F. était connu dans les milieux louches de la ville. Il sponsorisait des performances tout en organisant des ventes de tableaux interdits.
Dans la rue, il pleuvait un pissat bleuâtre qui ruisselait sur la peau et collait partout. Il pointa le crâne de sa canne en direction du Boulevard J. Ray où il avait rendez-vous avec son destin.

L'entrée chez le vieux F. se faisait par un soupirail au numéro 31.
La fête battait son plein. Des danseurs s'exhibaient au milieu de la salle. Dans des niches, des peintres travaillaient à même leur modèle et des noceurs picolaient en fumant de la crystal, allongés sur des kilims psychédéliques.
Il traversa la jungle pour se mêler à un quarteron de critiques d'art ou d'habiles mystificateurs.
On ne voit plus rien de potable ! Depuis Acuti, l'art semble mort. Le vieux F. a beau faire, cette ville pue la charogne et le pot-au-feu.
Le défiguratif est une pigeonnade. Tout comme le pop-art !
Elle est dans vos yeux la décadence. Regardez autour de vous : l'art est partout !
Quelle fraîcheur ! Viens faire un tour dans ma crèche que je te périme. Au passage, tu verras un Rustin qui vaut le détour. Hommage à la camisole, tu connais ?
De quoi tu parles ? Rustin ! Il est mort depuis un quart de siècle ! Vends-moi du Ceija Stojka tant que tu y es !
Pour moi, il n'y a que le pressionnisme de vrai.
Et la pression !
Vous n'y connaissez rien ! Richard Upton Pickman, voilà le vrai maître ! Après lui, Estèphe Arkadas... et c'est tout !
Tais-toi Hain ! Le vieux F. pourrait t'entendre...
Tenez, distribution de yaba... ça me déprime ces soirées kitsch avec vous.
Malgré la mise en garde, il ne put s'empêcher de poser la question qui le rongeait.
Avez-vous revu La ville et ses phanères ?
Ce qu'il vit dans leurs yeux l'effraya.
Un homme s'interposa.
Laissez ! Ce monsieur n'a pas toute sa tête. Il ne sait pas ce qu'il dit.
Puis il l'emmena à l'écart.
Etes-vous suicidaire ? Que venez-vous chercher ici ? Il n'y a plus de réponses. Tout a été dit.
Je ne comprends pas...
Le tableau maudit dont vous avez parlé n'existe plus. Il a été détruit. Tout le monde essaie d'oublier les malheurs dont il était porteur. Vous comprenez ?
Êtes-vous sûr ? Ce n'est pas possible...
Partez ! Vous n'avez plus rien à faire ici.
Qui était cet homme, avec son crâne en forme d'oeuf et ses moustaches en croc ? Un inspecteur ou un détective privé ?
Chéri ! Je te cherchais partout...
La fille des cartons d'invitation !
Allons-nous-en, je suis fatiguée.
Elle l'entraînait vers la sortie quand un grand tohu-bohu se fit dans la cave.
Où est-il ?
C'était le vieux F. qui tonnait.
Retrouvez-le-moi que je le crève !
La fille le poussa dehors en bredouillant.
Vite ! Filons !
Ils coururent le long du boulevard en se tenant par la main. Quand ils n'entendirent plus aucun bruit, la fille s'arrêta. C'était sous un lampadaire, elle l'étreignit et chercha sa bouche pour glisser sa langue entre ses lèvres et l'embrasser ardemment.
Cette nuit-là, il ingurgita les petites pilules de yaba. La fille était plus belle qu'une odalisque. Elle s'appelait Sybil Vane.
Au réveil, il la trouva morte dans les toilettes.

                                                                                                     III
En informatique, on appelle ça une boucle de programme. Un groupe d'instructions qui peuvent être répétées jusqu'à ce qu'on obtienne le résultat désiré. Tu es fixé maintenant.
Mais... cette fille ?
Tu peux la voir comme une balise de fermeture ou une histoire qui finit mal. Ce qui revient au même.
Quel romantique !
C'était la pause. Trente minutes de fish-pédicure pour éliminer le stress et les peaux mortes.
Un décès toutes les trente minutes dans notre belle ville. C'était inévitable. Une victime des statistiques. La seule solution pour durer : créer et gérer son propre programme. Tout le monde fait ça, mais il y en a qui oublient.
Il ne put résister à la tentation de l'interroger sur sa vie.
Vous travaillez ici depuis longtemps ?
Son collègue le fixa par-dessus ses lunettes et se fendit d'un large sourire.
Nous essayons toujours de supprimer ce qui nous gêne. Demande aux poissons ! Ils nous débarrassent de nos déchets, ils font disparaître les preuves.
La conversation prenait un tour anormal. Ses lignes de compte allaient en pâtir.
Comme il quittait le bassin, il fut interpellé par son collègue.
Hé ! Pour répondre à ta question : depuis toujours ! Je suis le grand patron ici. Et la prochaine fois, pense à enlever tes chaussettes.
Il quitta les bureaux plus tôt qu'à l'accoutumée, avec cette phrase en tête. Pense à enlever tes chaussettes. Dans la rue, les hurlements reprirent de plus belle. Il courut en espérant leur échapper.
Hors d'haleine, il s'arrêta pour reprendre son souffle. D'où il était, on ne voyait aucune lumière.
Il marcha longtemps sans but.
Les rares passants qu'il croisa ne semblaient pas le voir.
Jusqu'où pourrait-il fuir ?
Il écrasait le crâne entre ses doigts gelés.
Un froid intense le transperçait jusqu'aux os. Il trouva refuge dans une cour. Au fond il se heurta à une porte, fouilla ses poches à la recherche d'un trousseau de clefs et ouvrit.
Enfin de retour chez soi !
L'homme qui avait prononcé ces mots, il le découvrit en pénétrant dans son salon. Il avait pris place dans un fauteuil.
Peut-être suis-je arrivé trop tôt ?
Il alla chercher une bouteille dans le bar et posa deux verres sur la table basse.
L'homme fit un geste des mains.
Je me suis permis de fouiner dans votre bibliothèque. Magnifique ! Vous n'avez que d'excellents ouvrages, dignes d'un érudit. J'ai d'ailleurs quelques complexes à figurer parmi tous ces auteurs... Je me présente : Alma Vicdan, critique d'art, spécialiste de l'oeuvre... d'Estèphe Arkadas.
Que me voulez-vous ?
Il n'y a plus aucune issue. Je pense que vous l'avez compris. Je prendrai bien un fond de whisky pour vous accompagner, si vous permettez.
Il l'observa en le servant. Un teint hâve, de tout petits yeux bridés et des lunettes.
Mettez-vous à l'aise ! Vous n'allez pas garder cet accoutrement chez vous... N'oubliez pas d'enlever vos gants. Inutile de regarder votre canne, je crois connaître tous vos petits secrets. Je vous conseille également de prendre un antalgique. La soirée va être longue, nul besoin d'être dérangés par des hurlements de damnées...
Comment m'avez-vous retrouvé ?
N'inversez pas les rôles, Estèphe ! C'est vous qui m'avez appelé. Il semblerait que vous ayez besoin de mes services.
Je ne comprends pas ce qui arrive... Je suis un honnête homme, j'ai un bon job dans un bureau, je mène une existence ordinaire...
Regardez vos mains. Que voyez-vous ? Des mains d'honnête homme, d'employé de bureau, de comptable ?
Il parcourut ses paumes du regard, remonta au bout de ses longs doigts effilés et, en retournant ses mains, découvrit des ongles arrachés, rouge sang comme s'il venait d'étriper quelqu'un.
Des mains d'artiste, de peintre, n'est-ce pas ? Un peintre maudit, censuré, honni, à la recherche de sa dernière oeuvre testamentaire...
La ville et ses phanères !
Exactement.
Il déglutit avec difficulté.
On m'a dit... qu'elle a été détruite... elle n'existe plus !
Foutaises ! Vous savez bien que c'est impossible.
Il s'effondra.
Son tourment ne prendrait jamais fin !
Souhaitez-vous poursuivre l'entretien ou bien faut-il que cela finisse entre les mains... d'autres personnes ? Demain vous vous réveillerez avec une bonne gueule de bois et l'on se demandera si tout cela avait quelque réalité. En attendant, je vous donne l'opportunité d'affronter vos cauchemars.
Je vois que vous commencez à comprendre.
Vicdan parcourait le salon de long en large. Puis il se dirigeait vers la bibliothèque et faisait glisser son doigt sur le dos d'un livre avant de reprendre son manège.
Nous avons là des ouvrages extrêment instructifs. Cette édition de 1836 sur Les transgresseurs mythiques dans l'oeuvre de Jusepe de Ribera est exceptionnelle. Quel dommage que Tantale et Sisyphe aient été perdues ! Je ressens toujours un frisson à l'évocation du châtiment de Tityos. Existe-t-il une souffrance plus intense que celle qu'éprouve ce malheureux supplicié ? Son bourreau est presque invisible. Juste l'éclat d'un bec dévidant ses entrailles. Vous avez de bien étranges lectures Monsieur Arkadas. Ressentez-vous aussi ce frisson ? Etes-vous comme les témoins épouvantés de l'écorchement de Marsyas ou... du côté d'Apollon ?
Que venez-vous chercher ici ?
La vérité bien sûr ! Je me nourris de la vérité des artistes pour écrire mon oeuvre. Dites-moi tout ! Qu'avez-vous vraiment réalisé avec La ville et ses phanères ? Quel est son secret ?
Ce pauvre fou ne savait rien !
Il ne pouvait pas comprendre que le seul supplicié ici était Estèphe Arkadas. Condamné à expier éternellement ses péchés.
Cette peinture m'a hanté, nuit et jour. J'y ai peint ce que j'ai vu dans les cimetières, d'après nature...
Vous vous moquez de moi ? Je ne suis pas venu interviewer l'auteur de Blasphème colossal et sans nom !
Mes modèles ont posé pendant des jours, sans repos, jusqu'à ce que l'épuisement extrême assèche leurs veines, vide leurs pauvres corps desséchés et qu'elles s'éteignent, soufflées par mon génie.
Taisez-vous ! Des modèles ! Quelles modèles ? Votre ville est vide, déserte, sèche comme votre âme ! Vous n'êtes qu'un escroc !
Vicdan, fou de rage, s'était rué sur lui et essayait de l'étrangler. Il le repoussa violemment et, l'empoignant par le col, le traîna jusqu'au balcon.
Regardez bien . Que voyez-vous ? Des dizaines de fenêtres éclairées... Et derrière ? Vous n'avez jamais regardé mon oeuvre ! Voilà le secret. Derrière chaque fenêtre se trouve une femme ! Des dizaines de fenêtres éclairées... Des dizaines de femmes cachées dans la pénombre des appartements... Sortez ! Foutez le camp !

Il n'entendait plus que le silence.
Depuis des années, il n'avait pas entendu ce silence.
Maintenant les voix s'étaient tues. Finis ces maudits acouphènes !
Il but pour faire disparaître tout ce qu'il y avait autour. Et ne garder que le silence. A jamais !

                                                                                                    IV
Derrière la vitre de la cabine de switch, il ne détectait aucun mouvement sur le visage de son collègue. Il s'était retranché du monde, arborant le masque de l'extase, après avoir plaqué contre le verre le papier qu'il venait de griffonner.
Des inspecteurs t'attendent dans ton bureau.
Il n'y avait plus rien à attendre de lui.
En entrant dans son bureau, la couverture de comptable modèle tomba.
Les deux inspecteurs avaient un air sévère. L'un d'eux, celui qui avait une moustache et un gros visage arrondi, ne lui était pas inconnu. C'était lui qui menait la danse.
Concrètement nous ne pouvons rien faire contre vous. C'est comme si vous n'existiez pas ! On n'arrête pas un fantôme, vous comprenez.
Je ne vous suis pas très bien.
Notez que nous savons que vous êtes coupable. Mais, même si nous pouvions le prouver, cela ne servirait à rien.
Parfait ! Alors, je ne vous retiens pas...
Tss-tss... Vous n'avez pas bien compris. Vous n'êtes pas le bienvenu ici ! La vie pourrait devenir très vite pénible si vous ne coopérez pas... Et puis, nous avons des questions à vous poser.
L'inspecteur semblait satisfait de son effet.
Il sortit une machine à écrire portative et annonça simplement.
Nous sommes prêts à prendre votre déposition. Ne parlez pas trop vite.
Il leur donna ce qu'ils cherchaient.
Ces deux inspecteurs n'étaient pas très exigeants. Ils cherchaient à comprendre pourquoi une fille était morte dans sa baignoire.
Sous sa dictée, ils notèrent qu'elle était droguée, en cavale, qu'il ne la connaissait pas et qu'il l'avait hébergée pour la soirée, par bonté.
Ils conclurent au suicide et repartirent, le laissant avec ses remords.

Il gagna une soupente, un ancien atelier, et s'attela à sa dernière oeuvre.
Il fallait faire face, s'affronter enfin, soi et ses masques.
Aucune fenêtre ne donnait sur le Boulevard J. Ray. L'unique tabatière baignait la petite mansarde d'une lumière crépusculaire.
Enfermé à l'intérieur de son cocon, il fixa son reflet dans la psyché.
Il voyait un visage de spectre, aux yeux proéminents sortant d'orbites creusées d'ombres, disparaître, couche après couche, sous un jus amarante jeté à la brosse sur la surface spéculaire.
Il fit revivre sa silhouette de jeune dandy trimardeur racolant dans les cocktails en costume victorien. A cette époque, personne ne connaissait le nom d'Arkadas. Il était un rapin désargenté s'amusant à effrayer les conformistes avec ses phanères, cheveux et poils rutilants, s'arrachant les ongles jusqu'au sang.
Il hantait les morgues et les hôpitaux à la recherche de cadavres à peindre. Il volait les hydrolisats provenant d'aquamations animales et humaines avant qu'elles aient été décontaminées.
Salmond fut le premier à lui faire confiance. Les interdictions, les confiscations de tableaux, les gardes à vue, les expositions censurées, tous les innombrables scandales qui marquèrent le début de sa carrière ne faisaient qu'exploser sa cote auprès des collectionneurs et des galeristes.
Les journaux se firent l'écho de quelques procès intentés par les familles mais la gloire montante d'Arkadas balayait tout sur son passage.
Quand on découvrit que dans la composition des cadres de ses peintures il avait utilisé des os humains, volés dans des caveaux, mélangés à des cendres funéraires, il ne put éviter un procès retentissant à l'issue duquel il mit un terme à sa carrière officielle.
Pour entrer dans l'underground trash.
Son commerce ne fut que plus florissant et le sulfureux marchand F. s'occupa de le gérer avec brio. Ce fut la période des tableaux cinéraires qui connurent un grand succès.
Il s'arrêta pour observer son oeuvre. Il y avait tant de formes, de couleurs, de lumière et d'espoir, dans cet incroyable autoportrait. Il fallait gratter tout ça et y cracher toutes ses dernières années de désolation et de ténèbres.
Dans des griffures à la mine de plomb, il fit apparaître un visage ceint d'un voile noir, celui d'une mère vengeresse.
Cette femme avait cru reconnaître le visage de sa fille disparue sur un de ses tableaux. Il fut arrêté, emprisonné, interrogé. Il avoua le meurtre de la jeune femme. La police cherchait à faire le lien avec d'autres disparitions non élucidées.
Acte de vengeance ou destruction de preuves grâce à un complice, son atelier brûla, détruisant toutes les toiles qui y étaient entreposées.
Le vieux F. soupçonné de complicité fut écroué lui aussi.
En prison, il réalisa son dernier tableau, son oeuvre testamentaire, La ville et ses phanère, grâce au concours d'une association qui lui fournissait le matériel.
Oeuvre incomprise, les critiques la jugèrent inintéressante. Où était passé son génie sacrilège ?
Il avait renié son art.
Il se rasa la tête, le corps, ne laissa jamais pousser ses ongles. Il brûla méthodiquement tout ce qui pouvait émaner de son organisme. Il déclara qu'il regrettait ses années d'errements, qu'il n'avait qu'un rêve : retrouver une place dans la société, être utile et se fondre dans la communauté de ses semblables.
D'un geste rageur, il planta son couteau dans la chair de son autoportrait.
Mensonges !
Tous avaient cru à sa rédemption. Personne n'avait voulu voir ses aveux. La ville et ses phanères, ce tableau monumental, reprenait toutes ses oeuvres antérieures : il avait peint de mémoire tous les visages et les cadavres des femmes qu'il avait tuées et les avait cachés derrière les fenêtres de sa ville.
Pas un seul ! Ni Vicdan ni les autres ne les avaient vus !
Une jeune étudiante aux Beaux-Arts, oeuvrant dans un comité de soutien, lui obtint une permission occasionnelle de sortie.
Il fut présent au vernissage de sa dernière peinture, dans la galerie de ses débuts, chez Salmond D. Il y rencontra l'étudiante, une petite intellectuelle obsédée par le chef-d'oeuvre d'Oscar Wilde, qui se faisait connaître sous le pseudonyme de Sybil Vane.
C'est lors de cette soirée, à laquelle avait été invitée une poignée de fidèles, qu'il disparut. Il avait demandé à rester quelques instants seul, avec son oeuvre.
Accusée d'être l'instigatrice de cette évasion, Sybil Vane se suicida.
Jamais personne ne comprit où se cachait Estèphe Arkadas.
La ville et ses phanères, après avoir été exposée à Beaubourg, fut retirée des collections. Le musée ne pouvait plus faire face aux actes de vandalisme, aux incessants défilés de protestation et à l'hystérie collective que suscitait le tableau... Deux fanatiques s'étaient immolées devant le tableau.
On fit courir le bruit qu'il avait été détruit mais il était conservé en lieu sûr, à l'abri des regards.
La délivrance ne lui avait pas été accordée.
Ce tableau était son supplice, le refuge où il vivait retiré du monde depuis des années, à l'abri de la justice humaine.
Epuisé, il se traîna vers la paillasse qui lui avait servi de lit dans sa jeunesse.
Il regarda son tableau, ignoble amas d'aveux.
Il fouilla ses poches et referma ses doigts sur un briquet. Il s'allongea sur son matelas de fortune et fit face au ciel de flammes.

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