-I- 


« Et de nombreux exégètes de l’œuvre d’Estèphe Arkadas, dont le plus fameux n’est autre que son exécuteur testamentaire, Alma Vicdan, avancent l’hypothèse que ce tableau, La ville et ses phanères, est non seulement vivant, mais que son observation scrupuleuse permet d’apercevoir des scènes appartenant à notre futur… Il se trouve, au premier étage des immeubles du Boulevard Jean Ray, derrière les fenêtres d’un appartement, une figure que l’on surnomme l’homme derrière le rideau rouge ou l’homme au rideau rouge dont la disparition est toujours annonciatrice de grands malheurs… 

- Attendez… vous avez filmé toute la conférence de Paul Ducasse ? 

- Oui, je comptais la diffuser sur les réseaux pour que tous les passionnés puissent en profiter. Mais je préfère que l’affaire se tasse…

- Vous avez raison. J’ai bien peur d’ailleurs que cette conférence ne soit liée au meurtre et que sa captation ne vous mette en danger ! 

- Personne ne le sait. 

- Et bien si ! Pierre Logre le sait, c’est lui qui nous a informés. Et si Pierre Logre est au courant, c’est tout Lectoure qui va bientôt se donner rendez-vous ici. Vous feriez mieux de vous en débarrasser ! 

- Impossible ! 

- Nous sommes prêts à vous l’acheter pour un très bon prix. Vous y gagnez un petit pactole et, à coup sûr, de l’espérance de vie… 

- Et vous, vous n’avez pas peur ? 

- Vous entendez Gadget ! Cher Monsieur, sachez que James Duchesse n’a pas envie d’avoir peur. L’étrange est mon affaire, le mystère mon business. Trois mille tout de suite, je vous débarrasse de cet enregistrement gênant et je vous soigne dans mon article. 

- Comment ?

- Les lecteurs de La Voix de l’Etrange adorent les héros ordinaires. Nous allons faire de vous le portrait d’un homme simple mais courageux et tenace, connaissant comme sa poche les souterrains où se terrait l’assassin…

 - Ce n’est pas vrai… 

- La vérité ! Qu’en savons-nous ? Tout cela nous dépasse. Restez discret jusqu’à la parution de l’article. Prenez des vacances, l’air du Gers est malsain en ce moment. » 


                                              -II- 


« Pourquoi des vélos, Monsieur Duchesse ? Nous pouvions prendre ma voiture. 

- Se maintenir en forme, toujours. Mais avant tout, être discret, savoir se fondre dans le paysage. On ne vous enseigne pas ça à l’Occitanie

- Non ! 

- Tu vas devoir apprendre le métier si tu veux sortir de la presse régionale. C’est encore loin Sarrant ? 

- Il nous reste une vingtaine de kilomètres. 

- Je crois que je viens de crever. Tu sais réparer une chambre à air ? 

- On ne vous apprend pas ça à Paris ?

- Quelle impertinence Gadget ! Tu réussiras dans ce métier. Dépêchons, il commence à pleuvoir. 

- Attendez, c’est mon copain Larbi. On va mettre les bécanes dans sa camionnette. Ça ne vous gêne pas de voyager dans une voiture jaune ? 

- Penses-tu ! j’ai toujours rêvé de faire la tournée du facteur. » 

A la seconde même où le petit journaliste de La Voix de l’Etrange était venu frapper à sa porte pour l’embaucher comme assistant sur son reportage, celui qu’il avait surnommé Gadget s’amusait bien. 

Habitant en face de la Tartinerie, à Sarrant, dont ils avaient fait depuis deux jours leur salle de rédaction, Hervé Laganier observait James Duchesse, installé sur une table près du rayon enfants, qui avait éparpillé ses notes, ses comptes-rendus d’interviews, des plans aux tracés hasardeux et griffonnait dans un calepin lorsqu’il n’avait pas le nez collé à son ordinateur.

 L’enregistrement était d’une qualité tout aussi douteuse que le talent de cinéaste de Sylvain Leopardi et James Duchesse, au bout d’une demi-heure, était au bord de la rupture. 

« Il s’est foutu de nous ! 

- Qui ? 

- Pierre Logre pardi ! Cette conférence est du flan. Il n’y a rien à en tirer… Je ne dis pas ça parce que je déteste la littérature et tous ces intellectuels qui vous font croire que derrière les mots se cachent tous les secrets de l’univers… Ils ne savent pas de quoi ils parlent et ce Paul Ducasse est le roi des escrocs ! 

- Vous ne pensez pas qu’il y ait un lien avec l’assassinat de… Comment s’appelle-t-il déjà ? 

- Corto ! Rodolphe Corto. Je lui ai déjà trouvé un surnom : L’écorché de Lectoure. Un de mes meilleurs titres. Destiné à rester dans les mémoires, comme Qui a volé la mue de Mélusine ? ou Enfermé à Fougeret. »  

Hervé Laganier aurait dû prendre congé de son patron mais il était curieux et, bien qu’ayant lui-même assisté à la fameuse conférence du 9 juin, il jubilait en assistant à l’éclosion de la vérité dans le cerveau bouillonnant de Duchesse. 

« Nous avons à faire à une secte locale. Ces vieilles terres templières regorgent de mystères et le sol de Lectoure est un vrai gruyère où se perpétuent encore des rites sacrificiels. » 


                                                 -III- 


« Vous avez bien compris, Gadget, le rôle que vous devez jouer ? Vous noyez le poisson pendant que je le harponne. 

- Dois-je parler du Portrait de Dorian Gray, de Richard Upton Pickman, de Roerich, du Portrait ovale, de Zdzisław Beksiński ? 

- Noyez-le avec ces fadaises… 

- Même d’Estèphe Arkadas ? 

- Du pape si vous voulez ! Dites-lui ce qu’il souhaite entendre, attendrissez-le et quand il sera bien à point, j’attaquerai frontalement avec les souterrains, les rituels sorciers, la confrérie d’initiés, le grand prêtre, les sacrifices… Ce que les enquêteurs n’ont pu obtenir pendant sa garde à vue, il me le livrera sur un plateau ! Une confession intime… avec, j’espère, quelques détails croustillants pour mes lecteurs. 

- Vous me laisserez quelques miettes pour un filet dans l’Occitanie

- Ne soyez pas trop gourmand Gadget. De la mesure et de la modestie sincère, ce sont les bases du journalisme. » 

Laganier gara sa saxo sur le parking du Château des comtes d’Armagnac et les deux lascars se faufilèrent dans le dédale de venelles où se nichait la tour de Pierre Logre. 

Amadoué par le verbiage de Laganier, le président de l’Association Les Terres de l’Être et organisateur du festival Littér’Art, était vite passé aux aveux comme l’avait prévu Duchesse qui attendait son heure en rongeant son frein dans un recoin ténébreux du salon. 

« Je ne voulais plus parler de ça à personne. Je me sens responsable de la mort de ce malheureux brocanteur. Vous comprenez, si je n’avais pas organisé cette conférence, il serait encore en vie… 

- Vous n’y êtes pour rien, l’assassin devait avoir planifié son acte de longue date. 

- Peut-être mais il s’est servi de la venue du conférencier comme d’un appât. Pour quelle raison ? Je l’ignore… C’est avec le portable de Paul Ducasse qu’il a envoyé le SMS à Rodolphe lui donnant rendez-vous à la maison Naplouse… 

- Le tueur lui aurait volé ? 

- Sans aucun doute. Il a été établi que Corto a quitté la conférence avant la fin, suivi par un autre homme, sûrement son meurtrier… 

- A-t-on son signalement ? 

- Rien de solide. Cheveux longs, vêtements amples, le parfait déguisement. Toute cette affaire me dépasse. Quand M. Ducasse, le spécialiste des tableaux maudits, le célèbre collectionneur d’art devenu conférencier de renom, m’a appelé pour venir au festival, j’ai cru rêver… C’était une occasion inespérée de créer la sensation dans notre petit village… La salle était pleine à craquer, du jamais vu. C’était magique. Je vais quitter Lectoure quand l’enquête sera terminée, je ne supporte plus de rester ici… 

- J’ai entendu dire que des restes calcinés avaient été retrouvés dans les souterrains… Une autre victime ? 

- Absolument pas ! Un tableau. 

- A-t-on une piste ? 

- Les analyses sont en cours… je n’en sais pas plus. 

- Peut-on imaginer qu’il s’agisse d’un des tableaux présentés par Ducasse ? 

- Ici, à Lectoure ? Non c’est impensable ! 

- Pourtant, il n’est pas rare de retrouver des chefs-d’œuvre égarés dans des lieux improbables. Ducasse a évoqué l’œuvre d’Estèphe Arkadas… 

- Oui mais ce n’était pas prévu. Ducasse souhaitait terminer par une révélation fracassante sur un tableau de Courbet… 

- L’origine du monde

- Exactement. Paul Ducasse a révélé travailler à un ouvrage consacré à cette œuvre scandaleuse… 

- N’a-t-on pas tout dit à son sujet ? 

- Justement. D’après lui, Courbet n’a peint le sexe que nous connaissons qu’après… pour cacher quelque chose de bien plus monstrueux… 

- Surprenant. Vous pensez que Ducasse n’avait pas prévu de parler des tableaux d’Arkadas. Cet oubli est très étrange… 

- Plus étranges encore sont les circonstances qui l’ont amené à parler de cet artiste maudit. C’est un homme, dans le public, qui l’a interrogé sur son œuvre la plus célèbre, La ville et ses phanères… 

- A-t-on pu l’identifier ? 

- Non. Personne ne semblait le connaître. 

- Que de mystères autour de cette conférence ! - Pourriez-vous demander à votre enfant d’arrêter de tourner en rond ? C’est horripilant ! 

- Ce n’est pas mon enfant, c’est le célèbre James Duchesse, le journaliste vedette de La Voix de l’Etrange. Il a lui-même une hypothèse très intéressante concernant toute cette affaire : il soupçonne un lectourois d’être l’auteur d’un assassinat rituel et la capitale de la Lomagne le repère d’une secte satanique dont vous seriez le gourou. 

- En d’autres circonstances, M. Laganier, j’aurais ri de bon cœur à vos blagues. J’avoue ne pas être en mesure aujourd’hui… 

- Vous avouez, vous avouez, M. Logre, c’est l’essentiel. Une dernière question : connaissez-vous la jeune fille du 4 août ? 

- Je ne cours plus les jupons depuis quelques lustres…

 - Vous faites bien. Celui-ci est peu fréquentable. »

James Duchesse ne décrocha pas un mot jusqu’à Sarrant.

Sur le seuil de l’Auberge de l’Ânesse où Gadget le raccompagnait, il maugréa que la culpabilité de Logre ne faisait plus aucun doute et prit congé de son assistant en lui fourrant dans la main une grosse liasse de billets.

Mais où trouvait-il tout l'argent qu'il dépensait sans compter depuis trois jours ? 

Le lendemain, Gadget ne trouva pas Duchesse au QG ni dans sa chambre. Ce fut un soulagement pour lui, la mascarade avait assez duré.  Il mit de l’ordre dans ses dossiers. Tout cela resterait dans ses archives secrètes et ne serait jamais publié de son vivant. Les artefacts de l'oeuvre d'Arkadas seraient éliminés les uns après les autres, avec ou sans l'aide de l'homme au rideau rouge. Le travail d'une vie. Supprimer les preuves pour ne garder de l'oeuvre que la quintessence... La ville et ses phanères, l'ultime aveu du peintre. Pourtant, un jour, les hommes comprendraient l'abomination que représentait ce tableau. Ils commençaient déjà à en entrevoir les mystères... 

Une dernière fois, il se glissa dans sa peau d'emprunt car il avait un rendez-vous à honorer. 


                                                  -IV- 


« Regarde bébé, la beauté est là, devant tes yeux. » James Duchesse avait passé tout le dimanche après-midi dans la roulotte de Lili Puce. Celle qui disparaissait dans un nuage de poussière quand le vieux lion Goliath la prenait dans sa gueule était une vraie tigresse. Mais elle n'ouvrait pas son cœur d'artichaut au premier venu. Nus comme des angelots, tous les deux contemplaient la reproduction du tableau de Vélasquez, Les Ménines

Ils jouèrent la comédie des amours tarifées pour abréger la scène des au revoir. Duchesse n'assista pas au spectacle du soir et préféra engourdir sa passion au comptoir du Café des Sports. 

Tard dans la nuit, il regagna sa chambre. 

Sa décision était prise. Ce n'était pas le journaliste de La Voix de l'Etrange qui demanderait la main de Lili Puce mais un homme nouveau. 

Il brûla toutes ses notes, jeta au feu sa dernière supercherie, mettant fin à une vie de faussaire. Ses articles entièrement remaniés, publiés sous d'autres noms ne lui rapportaient rien et, au fil des années, il avait mis en place un petit commerce très lucratif, vendant sur internet des objets volés sur les scènes de crime. 

Une affiche du Delirium Circus l'avait conduit à Fleurance. Il cherchait une griffe de lion et rencontra l'amour de sa vie. 

Un jour, il lui avouerait sûrement qu'il l'avait abordée dans l'unique but de récupérer un ongle de l'assassin ayant servi à dépecer la victime dans l'affaire de L'écorché de Lectoure.

Il s'endormit devant la cheminée, où se consumaient les restes de son ancienne vie, rêvant aux applaudissements du public conquis par le spectacle du nouveau duo de magiciens. 


                                                -V- 


« Vous êtes plus resplendissante que jamais, ma chère Pauline. Personne ne pourra effacer la beauté farouche de votre visage, ni Estèphe Arkadas ni l’homme au rideau rouge. Vous permettez que je m’asseye… 

L’été, vous ne voyez peut-être pas, a pris possession de ce beau pays, la nature est comme vous, rayonnante, c’est la vie qui triomphe partout… 

Je vous ai cueilli quelques fleurs, des bignones, qui courent sur le mur du cimetière. Elles sont rouge vif. Je sais que vous aimez le rouge. C’est la couleur de la robe que vous portiez le 04 août. N’ayez crainte, je ne suis pas venu vous voir pour réveiller le passé… Je voulais me recueillir auprès de vous, avant de quitter Lectoure. M’excuser si, par mes écrits, j’ai contribué à troubler votre repos. Un garçon est mort, victime des apparences et de sa fascination pour le morbide. Il va sûrement vous rejoindre dans quelques temps. Vous pourrez aller l’apaiser, il a tellement souffert… 

Vous êtes libre Pauline, de cette liberté à laquelle la folie d’Arkadas vous a condamnée. Le tableau qu’il a réalisé de votre dépouille a été détruit. Votre ombre aux fenêtres de La ville et ses phanères a disparu. Malheureusement, d’autres victimes d’Arkadas continuent de hurler la nuit dans La ville. Même s’il est en lieu sûr, à l’abri du public, la dernière œuvre d’Arkadas continue de faire souffrir. Je vous promets d’essayer de soulager toutes ces jeunes filles… 

Pourquoi ce regard, Pauline ? Ne me demandez pas plus… Pourquoi me forcer à l’avouer ? 

Cela ne change rien. Que ce soit lui ou un autre, qu’importe !... 

D’accord… vous l’aurez voulu… C’est l’homme de main d’Arkadas, l’homme au rideau rouge, qui a détruit La jeune fille du 4 août… et son propriétaire. 

Je n’ai rien pu faire pour enrayer la tragédie. A partir du moment où l’homme au rideau rouge a disparu de La ville et ses phanères, c’est-à-dire en décembre de l’année dernière, un mécanisme implacable s’est mis en marche. Alerté, le malheureux a voulu se défaire de son tableau. Ayant lu les ouvrages d’Alma Vicdan consacrés à Arkadas, Rodolphe Corto m’a appelé à l’aide. Conscient du danger, j’ai joint Paul Ducasse afin qu’il négocie au plus vite l’achat du tableau avec Corto, et je me suis rendu sur place, dès le mois de février, sous une fausse identité, usurpant celle d’un journaliste qui signa l’article sur la disparition de Pauline Gautier en 1982. L’homme au rideau rouge n’était sur aucune piste en vérité. C’est la venue de Paul Ducasse à Lectoure, sous couvert d’une conférence, qui l’a intrigué et attiré ici, scellant le destin de Corto. 

J’aurais peut-être dû m’en occuper seul, ne pas essayer de récupérer le tableau, mais le détruire. 

J’aurais dû avoir le courage… 

J’aurais dû… 

Voilà, Pauline, tu sais tout maintenant. 

J’ai échoué à détruire le tableau et un homme est mort par ma faute. Je l’ai suivi lorsqu’il a quitté la conférence, je pensais pouvoir le surveiller, le protéger, mais il a disparu à proximité de la maison Naplouse, où le tueur lui avait donné rendez-vous. Il l’a entraîné dans les souterrains, l’a torturé pour savoir où il cachait l’œuvre. Il l’a achevé après avoir brûlé le tableau… J’aurais pu partir mais lorsque j’ai appris la venue d’un journaliste parisien, j’ai pris peur. Je l’ai appelé en vantant les mérites de son confrère local, Hervé Laganier, résidant à Sarrant, connaissant parfaitement la région, un associé de premier choix. Je suis resté pour masquer la vérité, embobiner ce journaliste. Heureusement, il est aveuglé par ses propres fantômes. Je repars avec davantage d’incertitudes et de doutes, sans avoir découvert l’identité de celui qui a osé prononcer le nom d’Arkadas lors de la conférence. 

Je t’envie Pauline, de ne plus rien avoir à espérer ni à craindre. » 

Alma Vicdan se pencha sur la tombe et posa ses lèvres sur les lèvres du médaillon de la splendide Pauline Gautier (1966 – 1982). 

En quittant le cimetière, il jeta la perruque aux longs cheveux noirs et la fausse barbe de Gadget, soulagé que le rideau se referme enfin sur les méfaits d’Estèphe Arkadas.

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